I
LES SECRETS DE MAÎTRE VAN HUYS

« Dieu déplace le joueur, et celui-ci la pièce. Quel Dieu derrière Dieu commence donc la trame ? »

 

J. L. Borges

 

Une enveloppe cachetée est une énigme qui en renferme d’autres. Celle-ci, une grande et grosse enveloppe de papier kraft, était marquée du sigle du laboratoire en son angle inférieur gauche. Et tandis qu’elle s’apprêtait à l’ouvrir, qu’elle la soupesait tout en cherchant un coupe-papier parmi les pinceaux, les flacons de peinture et de vernis, Julia n’imaginait nullement à quel point ce geste allait changer sa vie.

En fait, elle savait déjà ce que contenait l’enveloppe. Ou du moins, comme elle allait le découvrir plus tard, elle croyait le savoir. Et c’est sans doute pourquoi elle ne sentit aucune émotion particulière jusqu’à ce qu’elle sorte les épreuves photographiques de l’enveloppe, qu’elle les étale sur la table et qu’elle commence à les regarder, vaguement étonnée, retenant son souffle. Elle comprit alors que La Partie d’échecs allait être autre chose qu’un simple travail de routine. Dans son métier, il n’était pas rare de faire des trouvailles imprévues en restaurant des tableaux, des meubles ou des reliures anciennes. Depuis six ans qu’elle était restauratrice, elle avait vu d’innombrables esquisses abandonnées, corrections d’originaux, retouches, repentirs d’artiste ; et même des falsifications. Mais jamais encore une inscription masquée sous la peinture d’un tableau : trois mots que révélait la photo aux rayons X.

Elle s’empara de son paquet froissé de cigarettes sans filtre et en alluma une, incapable de détourner les yeux des clichés. Aucun doute possible, puisque tout était là sur les positifs des plaques radiographiques 30 x 40. L’esquisse originale de la peinture, un tableau flamand du XVe siècle, nettement visible dans le dessin minutieux au verdaccio, les veines du bois et les joints collés des trois panneaux de chêne qui formaient le fond, support des tracés successifs, des coups de pinceau, des glacis de couleur que l’artiste avait appliqués pour créer son œuvre. Et, dans la partie inférieure, cette phrase cachée que la radiographie mettait au jour cinq siècles plus tard, avec ses caractères gothiques qui se détachaient nettement sur le cliché noir et blanc :

 

 QUIS NECAVIT EQUITEM.

 

Julia savait suffisamment de latin pour la traduire sans dictionnaire : Quis, pronom interrogatif, qui. Necavit, de neco, tuer. Equitem, accusatif singulier de eques, cavalier ou chevalier. Qui a tué le chevalier. Au mode interrogatif, que l’emploi de quis rendait évident, donnant un air un peu mystérieux à la phrase :

 

 QUI A TUE LE CHEVALIER ?

 

C’était pour le moins déconcertant. Elle avala une bonne bouffée de sa cigarette qu’elle tenait de la main droite, tout en remettant en ordre de l’autre main les radiographies étalées sur la table. Quelqu’un, peut-être le peintre lui-même, avait posé dans ce tableau une sorte de devinette qu’il avait ensuite recouverte d’une couche de peinture. Ou quelqu’un d’autre l’avait fait, plus tard. La date pouvait se situer dans un créneau d’à peu près cinq cents ans. L’idée la fit sourire intérieurement. Elle parviendrait à résoudre l’inconnue sans trop de difficulté. Après tout, c’était son travail.

Elle prit les radiographies et se leva. La lumière grisâtre qui pénétrait par la grande verrière du toit tombait directement sur le tableau posé sur un chevalet. La Partie d’échecs, huile sur bois de Pieter Van Huys, 1471… Elle s’arrêta devant la peinture, l’observa longuement. C’était une scène domestique, peinte avec le réalisme minutieux des Quattrocentistes ; une scène d’intérieur, de celles avec lesquelles les grands maîtres flamands avaient jeté les bases de la peinture moderne, grâce à l’innovation qu’avait constituée à l’époque la peinture à l’huile. Deux chevaliers dans la fleur de l’âge, de noble aspect, assis de part et d’autre d’un échiquier sur lequel se déroulait une partie, constituaient le sujet principal. Au deuxième plan, à droite, à côté d’une fenêtre en ogive qui s’ouvrait sur un paysage, une dame vêtue de noir lisait un livre qu’elle tenait posé sur ses genoux. Des détails minutieux, bien caractéristiques de l’école flamande, enregistrés avec une perfection presque maniaque, complétaient la scène : meubles et ornements, dallage noir et blanc, motifs du tapis, et même une petite lézarde dans le mur, ou l’ombre d’un clou minuscule fiché dans une poutre du plafond. L’échiquier et les pièces étaient rendus avec une précision semblable, de même que les traits, les mains et les vêtements des personnages dont le réalisme contribuait avec la clarté des couleurs à la qualité du travail de l’artiste, évidente malgré le noircissement du tableau dû à l’oxydation du vernis original.

Qui a tué le cavalier ? Julia regarda la radiographie qu’elle tenait à la main, puis le tableau, sans pouvoir y déceler à l’œil nu la moindre trace de l’inscription secrète. Un examen plus attentif, avec une loupe binoculaire de grossissement sept, n’apporta rien de neuf. Elle ferma alors le grand rideau de la verrière pour faire le noir dans son atelier, puis approcha du chevalet une lampe ultraviolette Wood sur trépied. Sous cet éclairage, les matières, peintures et vernis les plus anciens devenaient fluorescents, alors que les modernes disparaissaient dans l’obscurité, ce qui permettait de découvrir les retouches et reprises postérieures à la création de l’œuvre. Mais la lumière noire ne révéla qu’une seule surface fluorescente qui englobait la partie du tableau où se trouvait l’inscription secrète. Ce qui voulait dire qu’elle avait été recouverte par l’artiste lui-même, ou très peu de temps après l’exécution du tableau.

Elle éteignit la lampe, ouvrit le rideau de la verrière et la lumière plombée de ce matin d’automne vint se répandre à nouveau sur le chevalet et le tableau, envahissant l’atelier encombré de livres, d’étagères couvertes de peintures et de pinceaux, de vernis et de solvants, d’instruments d’ébénisterie, de cadres et d’outils de précision, de sculptures anciennes et de bronzes, de châssis, de tableaux tournés contre le mur, posés par terre sur un précieux tapis persan maculé de peinture. Dans un coin, sur une commode Louis XV, une chaîne haute-fidélité disparaissait au milieu de piles de disques : Dom Cherry, Mozart, Miles Davis, Satie, Lester Bowie, Michael Edges, Vivaldi… Sur le mur, un miroir vénitien monté dans un cadre doré renvoya à Julia son image légèrement floue : cheveux coupés à hauteur des épaules, légers cernes de sommeil sous des yeux grands et sombres, pas encore maquillés. Belle comme un modèle de Leonardo, avait coutume de dire César quand le miroir encadrait son visage de reflets d’or, ma piu bella. Et si l’on pouvait croire César plus connaisseur en éphèbes qu’en madonnas, Julia n’en savait pas moins que cette affirmation était rigoureusement exacte. Elle aimait d’ailleurs se regarder dans ce miroir au cadre doré, car il lui donnait l’impression de se trouver de l’autre côté d’une porte magique qui, au-delà du temps et de l’espace, lui renvoyait l’image de son visage en lui donnant le teint velouté d’une beauté de la Renaissance italienne.

Elle sourit en pensant à César. Elle souriait toujours quand elle pensait à lui, depuis qu’elle était toute petite. Un sourire tendre ; souvent complice. Puis elle posa les radiographies sur la table, écrasa sa cigarette dans un lourd cendrier de bronze signé Benlliure et alla s’asseoir devant sa machine à écrire :

 

« La Partie d’échecs » :

Huile sur bois. École flamande. Datée de 1471.

Auteur : Pieter Van Huys (1415-1481).

Support : Trois panneaux fixes de chêne, assemblés à fausse languette.

Dimensions : 60x87 cm. (Trois panneaux identiques de 20x87).

Épaisseur du panneau : 4 cm.

État de conservation du support :

Aucun gauchissement du panneau. Aucune trace de détérioration par les insectes xylophages.

État de conservation de la couche picturale :

Bonne adhérence et bonne cohésion du complexe stratigraphique. Aucune altération de couleur. Craquelures de vieillissement ; pas de boursouflement ni de desquamation.

État de conservation de la couche superficielle : Pas de marques d’exsudation de sels ni de taches d’humidité. Noircissement excessif du vernis, dû à l’oxydation ; il faudra remplacer la couche.

 

La cafetière sifflait dans la cuisine. Julia se leva pour aller se servir une grande tasse de café noir, sans sucre. Puis elle revint, la tasse dans une main, s’essuyant l’autre sur le pull-over d’homme informe qu’elle avait enfilé par-dessus son pyjama. Une légère pression de l’index, et les notes du Concerto pour luth et viole d’amour de Vivaldi s’élevèrent dans l’atelier, glissant paresseusement dans la lumière grise du matin. Elle but une gorgée de café, très fort et amer, qui lui brûla le bout de la langue. Puis elle alla s’asseoir, pieds nus sur le tapis, pour continuer à taper son rapport :

 

Examen aux rayons ultraviolets et aux rayons X :

On ne décèle aucun repentir important, retouche ou correction postérieure. Les rayons X révèlent une inscription en caractères gothiques, masquée à l’époque, visible sur les épreuves photographiques ci-jointes. L’inscription n’apparaît pas à l’examen classique. Elle pourrait être dévoilée sans endommager le reste du tableau en décapant la peinture qui la recouvre.

 

Elle sortit la feuille de papier de la machine et la glissa dans une enveloppe, avec deux radiographies. Puis elle but ce qui restait de son café, encore chaud, et prit une autre cigarette. En face d’elle, sur le chevalet, devant la dame absorbée par sa lecture près de la fenêtre, les deux joueurs poursuivaient une partie d’échecs qui durait depuis cinq siècles, représentée par Pieter Van Huys avec tant de rigueur et de maîtrise que les pièces paraissaient sortir du panneau, prendre un relief propre, comme les autres objets du tableau. L’impression de réalisme était si intense qu’elle réussissait pleinement à produire l’effet recherché par les vieux maîtres flamands : intégrer le spectateur dans le complexe pictural, le persuader que l’espace d’où il contemple la peinture est le même que celui qu’elle renferme ; comme si le tableau était un fragment de la réalité, ou la réalité un fragment du tableau. Deux éléments contribuaient à cet effet : la fenêtre peinte du côté droit de la composition, qui s’ouvrait sur un paysage situé au-delà de la scène, et un miroir rond et convexe peint du côté gauche, sur le mur, qui reflétait le buste des joueurs et le jeu d’échecs, déformés par la perspective du point de vue du spectateur situé en deçà de la scène, ce qui avait pour résultat étonnant d’intégrer les trois plans – fenêtre, salle, miroir – en un tout. Comme si le spectateur, pensa Julia, se reflétait entre les deux joueurs, à l’intérieur du tableau.

Elle se leva pour s’approcher du chevalet, croisa les bras, puis observa longuement la peinture, parfaitement immobile, aspirant de longues bouffées de sa cigarette dont la fumée lui faisait cligner les yeux. L’un des joueurs, celui de gauche, devait avoir environ trente-cinq ans. Ses cheveux châtains étaient tonsurés jusqu’aux oreilles, comme c’était la mode au Moyen Âge ; un nez fort, aquilin ; sur son visage, une expression de concentration grave. L’homme était vêtu d’un pourpoint dont le vermillon avait admirablement bien résisté au passage du temps et à l’oxydation du vernis. Il portait au cou le collier de la Toison d’Or et sur son épaule droite brillait une broche finement ouvrée dont le filigrane était défini dans ses moindres détails, jusqu’à un minuscule éclat de lumière qui jouait sur les pierres précieuses. Son coude gauche et sa main droite étaient posés sur la table, de part et d’autre de l’échiquier. Il tenait dans ses doigts une pièce du jeu : un cavalier blanc. À côté de sa tête, en caractères gothiques, une inscription l’identifiait : FERDINANDUS OST. D.

L’autre joueur, plus mince, frisait la quarantaine. Il avait le front dégarni et des cheveux presque noirs parmi lesquels on devinait des coups de pinceau extrêmement fins au blanc de plomb qui lui éclaircissaient un peu les tempes. Ses cheveux, son expression et sa posture lui donnaient un air de maturité prématurée. Son profil était serein et digne. Au lieu des luxueux vêtements de cour de l’autre, il était habillé d’un simple corselet de cuir et d’un gorgerin d’acier bruni qui lui couvrait le cou et les épaules en lui donnant une allure résolument militaire. Plus penché sur l’échiquier que son adversaire, il semblait étudier fixement le jeu, apparemment étranger à tout ce qui l’entourait, les bras croisés sur le bord de la table. Sa concentration se lisait dans les légères rides verticales qui lui barraient le front. Il observait les pièces comme si elles lui posaient un problème difficile dont la solution réclamait toute sa puissance de réflexion. Une inscription l’identifiait lui aussi : RUTGIER AR. PREUX.

La dame se trouvait à côté de la fenêtre, lointaine dans l’espace intérieur du tableau par rapport aux joueurs, dans une perspective linéaire accentuée qui la situait sur un horizon plus élevé. Le velours noir de sa robe, dont un savant dosage de glacis blanc et gris étoffait les plis, paraissait avancer vers le premier plan. Son réalisme rivalisait avec le dessin consciencieux du fil du tapis, avec la méticulosité du rendu des moindres nœuds, joints et veines des poutres du plafond, avec l’impeccable netteté du dallage. Penchée sur le tableau pour mieux en apprécier les effets, Julia se sentit parcourue d’un frisson d’admiration professionnelle. Seul un maître comme Van Huys pouvait tirer ce parti du noir d’un vêtement : couleur fondée sur l’absence de couleur avec laquelle bien peu auraient osé jouer à ce point, et pourtant si réelle qu’on aurait cru entendre le doux frottement de l’étoffe sur l’escabelle rembourrée de cuir repoussé.

Elle regarda le visage de la femme. Belle, très pâle selon le goût de l’époque, coiffée d’une toque de gaze blanche qui retenait son abondante chevelure blonde, tirée, en arrière aux tempes. Les manches pendantes de la robe laissaient voir deux bras couverts de damas gris clair, des mains longues et fines qui tenaient un livre d’heures. Le jour de la fenêtre arrachait, dans une même ligne de clarté, un éclat métallique identique au fermoir ouvert du livre et à l’anneau d’or qui était le seul ornement de ses mains. Elle baissait ses yeux que l’on devinait bleus, empreints d’un air de vertu modeste et sereine, expression caractéristique des portraits féminins du temps. La lumière émanait de deux points, la fenêtre et le miroir, enveloppant la femme dans la même atmosphère que celle des deux joueurs d’échecs, tout en la maintenant discrètement à l’écart, accentuant chez elle les raccourcis et les ombres. L’inscription qui lui correspondait se lisait ainsi : BEATRIX BURG. OST. D.

Julia fit deux pas en arrière pour admirer l’ensemble. Un chef-d’œuvre, sans aucun doute, parfaitement authentifié par les experts. Ce qui lui donnerait un prix élevé quand le tableau serait mis en vente chez Claymore, en janvier. L’inscription masquée, avec la documentation historique voulue, ferait peut-être monter encore les enchères. Dix pour cent pour Claymore, cinq pour Menchu Roch, le reste pour le propriétaire. Moins un pour cent pour l’assurance, moins les honoraires de restauration et de nettoyage.

Elle se déshabilla et se mit sous la douche en laissant la porte ouverte, accompagnée dans un brouillard de vapeur d’eau par la musique de Vivaldi. La restauration de La Partie d’échecs pour sa vente aux enchères pouvait lui rapporter un bénéfice appréciable. Diplômée depuis quelques années seulement, Julia s’était déjà acquis une solide réputation dans le milieu des restaurateurs les plus sollicités par les musées et les antiquaires. Méthodique et disciplinée, peintre de quelque talent à ses heures, elle avait la réputation de s’attaquer à chaque œuvre avec un très grand respect de l’original, attitude que ne partageait pas toujours ses collègues. Dans cette relation spirituelle délicate et souvent malaisée qui s’établit entre tout restaurateur et son œuvre, dans l’âpre combat que se livrent conservation et rénovation, la jeune femme avait la qualité de ne jamais perdre de vue un principe fondamental : une œuvre d’art n’est jamais remise sans graves dommages en son état originel. Julia était d’avis que le vieillissement, la patine, et même certaines altérations des couleurs et vernis, certaines imperfections, retouches, reprises, se transforment avec le passage du temps en un élément aussi important de l’œuvre d’art que l’œuvre proprement dite. Peut-être était-ce pour cette raison que les tableaux qui passaient entre ses mains en revenaient non pas revêtus de couleurs nouvelles et de lumières insolites, prétendument originales – courtisanes maquillées, disait César de ces restaurations –, mais nuancés avec une délicatesse qui intégrait à l’ensemble les marques du temps.

Elle sortit de la salle de bains enveloppée dans un peignoir, ses cheveux mouillés ruisselant sur ses épaules, et alluma sa cinquième cigarette de la journée en s’habillant devant le tableau : chaussures à talons bas, blouson de peau, jupe plissée marron. Puis elle jeta un regard satisfait à son image dans le miroir vénitien et, de retour devant les deux sévères joueurs d’échecs, leur fit un clin d’œil provocant sans que les deux hommes paraissent s’en émouvoir, ni perdent la gravité de leur expression. Qui a tué le chevalier ? Comme une devinette, la phrase lui trottait dans la tête quand elle glissa dans son sac son rapport d’expertise et les photographies. Puis elle brancha l’alarme électronique et ferma à double tour la serrure de sûreté. Quis necavit equitem. La phrase voulait certainement dire quelque chose. Mais quoi ? Elle répétait les trois mots à voix basse quand elle descendit l’escalier en faisant courir ses doigts sur la rampe de laiton. Ce tableau et l’inscription secrète l’intriguaient vraiment ; mais il ne s’agissait pas simplement de cela. Elle ressentait aussi une étrange et déconcertante appréhension. Comme du temps qu’elle était petite et qu’arrivée en haut de l’escalier, elle rassemblait tout son courage avant de sortir la tête dans la noirceur du grenier.

 

— Avoue que c’est une beauté. Pur Quattrocento.

Menchu Roch ne parlait pas d’une toile exposée dans la galerie qui portait son nom. Ses yeux clairs, excessivement maquillés, regardaient les larges épaules de Max qui bavardait avec un ami, debout au bar du café. Max, un mètre quatre-vingt-cinq, épaules de maître-nageur sous le tissu de sa veste bien coupée, avait des cheveux longs qu’un ruban de soie foncé ramenait en une courte queue de cheval sous la nuque. L’homme se déplaçait avec des gestes lents et souples. Menchu coula sur lui un regard connaisseur avant d’humecter ses lèvres au bord embué de son verre de dry, avec la satisfaction de la propriétaire d’un bel étalon. Max était son dernier amant.

— Pur Quattrocento, répéta-t-elle en savourant les mots en même temps que l’alcool. Il ne te fait pas penser à ces merveilleux bronzes italiens ?

Julia acquiesça avec ennui. Elles étaient de vieilles amies, mais Julia s’étonnait encore de la facilité avec laquelle Menchu parvenait à donner des allures équivoques à la moindre référence vaguement artistique.

— N’importe lequel de ces bronzes, je parle d’un original, te coûterait quand même moins cher.

Menchu laissa fuser un petit rire cynique.

— Moins cher que Max ?… Sans aucun doute, soupira-t-elle avec emphase en mordillant l’olive de son dry. Au moins, Michel-Ange les sculptait tout nus. Il n’avait pas besoin de les habiller à coups de carte American Express.

— Personne ne t’oblige à payer ses factures.

— C’est bien le drame, ma chère – Menchu battit des paupières, languide et théâtrale. Effectivement, personne ne m’y oblige. Pour ainsi dire.

Et elle vida son verre, en prenant bien soin – elle le faisait exprès, par pure provocation – de lever ostensiblement le petit doigt. Plus proche de la cinquantaine que de la quarantaine, Menchu était de ceux qui pensent que le sexe palpite toujours et partout, y compris dans les plus subtiles nuances d’une œuvre d’art. Peut-être était-ce pour cette raison qu’elle était capable d’avoir avec les hommes cette attitude calculatrice et rapace qu’elle adoptait au moment d’évaluer le potentiel commercial d’un tableau. Parmi ceux qui la connaissaient, la propriétaire de la galerie Roch avait la réputation de n’avoir jamais laissé passer une occasion de faire main basse sur ce qui éveillait sa convoitise – tableau, homme ou dose de cocaïne. On pouvait encore la trouver séduisante, même s’il était difficile d’ignorer ce que, vu son âge, César appelait avec acidité ses anachronismes esthétiques. Menchu ne se résignait pas à vieillir, cette perspective lui étant insupportable. Et peut-être par une sorte de défi qu’elle se lançait à elle-même, elle contre-attaquait en affichant une vulgarité appuyée et calculée dans le choix de son maquillage, de ses vêtements et de ses amants. Pour le reste, bien décidée à croire que les marchands de tableaux et les antiquaires ne sont que des chiffonniers de luxe, elle étalait une inculture en grande partie feinte, jouant à s’embrouiller dans les citations, et se moquait ouvertement du milieu plus ou moins choisi dans lequel se déroulait sa vie professionnelle. Elle s’en vantait avec le même naturel qu’elle prétendait avoir eu le plus intense orgasme de sa vie en se masturbant devant une reproduction cataloguée et numérotée du David de Donatello ; épisode que César, avec sa cruauté raffinée et presque féminine, citait comme la seule marque d’authentique bon goût que Menchu Roch eût donnée de toute sa vie.

— Que fait-on avec le Van Huys ? demanda Julia.

Menchu regarda de nouveau les radiographies posées sur la table, entre son verre et la tasse de café de son amie. Ses yeux outrageusement maquillés de bleu étaient assortis à la couleur de sa robe, trop courte. Sans méchanceté aucune, Julia pensa qu’elle avait dû être vraiment très aguichante vingt ans plus tôt. En bleu.

— Je ne sais pas encore, répondit Menchu, Claymore s’est engagé à mettre le tableau en vente tel quel… Il faudrait voir si cette inscription lui donne de la valeur.

— Tu te rends compte ?

— Et comment ! Tu as décroché le gros lot, ma petite.

— Tu devrais en parler au propriétaire.

Menchu remit les radiographies dans l’enveloppe et croisa les jambes. Deux jeunes gens qui prenaient l’apéritif à la table voisine lancèrent des regards furtifs et intéressés dans la direction de ses cuisses bronzées. Julia s’agita sur sa chaise, vaguement agacée. D’ordinaire, elle s’amusait du panache avec lequel Menchu préparait ses effets spéciaux destinés au public masculin, mais il arrivait que ces exhibitions lui paraissent excessives. Ce n’était pas l’heure – elle consulta l’Oméga carrée qu’elle portait sur le côté intérieur de son poignet gauche – d’exposer sa lingerie fine.

— Le propriétaire ne fera pas de difficultés, expliqua Menchu. C’est un charmant petit vieux qui se promène en fauteuil roulant. Et si la découverte de l’inscription fait augmenter son bénéfice, il sera ravi… Il a des neveux, deux vraies sangsues.

Au bar, Max bavardait toujours ; mais, conscient de ses devoirs, il se retournait de temps en temps pour leur adresser un splendide sourire. Quand on parle de sangsues…, se dit Julia qui parvint cependant à ne pas exprimer tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Non pas que Menchu s’en fût vraiment offusquée, car elle professait un admirable cynisme dès qu’il s’agissait de questions masculines ; mais Julia avait un sens aigu des convenances qui l’empêchait d’aller trop loin.

— Il ne reste que deux mois avant la vente, dit-elle sans prêter attention à Max. C’est un peu juste si je dois décaper le vernis, nettoyer l’inscription et revernir… – elle réfléchit quelques instants. Et puis, il va me falloir du temps pour réunir de la documentation sur le tableau et les personnages. Il faudrait avoir rapidement l’autorisation du propriétaire.

Menchu était d’accord. Sa frivolité ne s’étendait pas au domaine professionnel dans lequel elle évoluait avec l’astuce d’une vieille renarde. Elle faisait office d’intermédiaire dans cette affaire, car le propriétaire du Van Huys ignorait tout des mécanismes du marché. C’était elle qui négociait la vente avec l’agence madrilène de la maison Claymore.

— Je vais lui téléphoner aujourd’hui même. Il s’appelle don Manuel. Il a soixante-dix ans et il est ravi de traiter avec une jolie fille, comme il dit, si compétente en affaires.

Julia ajouta qu’il y avait encore autre chose. Si l’inscription avait un rapport avec l’histoire des personnages du tableau, Claymore allait en profiter pour augmenter la mise à prix. Menchu pourrait peut-être trouver de la documentation.

— Non, pratiquement rien, répondit Menchu en faisant la moue, cherchant dans sa mémoire. Je t’ai tout donné avec le tableau. À toi de te débrouiller, ma fille. Fais ce que tu veux.

Julia ouvrit son sac et y chercha plus longtemps qu’il n’était nécessaire son paquet de cigarettes. Elle en sortit une en prenant tout son temps, puis regarda son amie.

— Nous pourrions consulter Álvaro.

Menchu haussa les sourcils. Pétrifiée, elle était littéralement pétrifiée, annonça-t-elle aussitôt, comme la femme de Noé, ou de Lot, ou de cet imbécile qui s’ennuyait ferme à Sodome. Ou faut-il dire plutôt : salifiée ?

— Tu m’en diras tant – l’excitation lui donnait la voix rauque ; elle flairait des émotions fortes. Parce que, Álvaro et toi…

Menchu laissa sa phrase en suspens, avec une expression de chagrin aussi exagéré qu’instantané, comme chaque fois qu’elle faisait allusion aux problèmes des autres qu’il lui plaisait de croire sans défense en matière sentimentale. Julia soutint son regard, imperturbable.

— C’est le meilleur historien de l’art que nous connaissons, répondit-elle seulement. Et je n’ai rien à voir là-dedans. Il s’agit du tableau.

Menchu fit mine de réfléchir gravement, puis elle hocha la tête. Bien sûr, c’était l’affaire de Julia. Une affaire intime, du type « cher journal », et tout le bataclan. Mais à sa place, elle s’abstiendrait. In dubio pro reo, comme dirait ce pédant de César, la vieille baderne. Où était-ce plutôt in pluvio ?

— Je t’assure que je suis guérie d’Álvaro.

— Il y a des maladies, ma petite, qui ne guérissent jamais. Une année n’est qu’un souffle qui passe. Fin de citation.

Julia ne put s’empêcher de s’adresser une grimace moqueuse. Il y avait un an qu’Álvaro et elle avaient mis fin à une longue liaison. Menchu était au courant. C’était d’ailleurs elle qui, sans le vouloir, avait un jour prononcé la sentence finale qui expliquait le fond de l’affaire. « Au bout du compte, ma petite, un homme marié finit toujours par retourner à sa légitime. Parce que les dizaines d’années passées à laver les caleçons et à faire des bébés décident de l’issue de la bataille. Ils sont comme ça, avait conclu Menchu, le nez collé sur la petite ligne de poudre blanche, entre deux reniflements, dégueulassement loyaux, au fond. Snif. Les fils de putes. »

Julia expulsa un gros nuage de fumée et s’occupa à avaler lentement ce qu’il lui restait de café, en essayant de ne pas faire tomber de goutte. La fin avait été très amère, avec ces dernières paroles échangées, le bruit d’une porte qui se referme. Et elle avait continué à l’être plus tard, quand elle repensait à lui. Ou ces trois ou quatre fois qu’Álvaro et elle s’étaient revus par hasard, à l’occasion d’une conférence, dans un musée, se comportant tous deux avec une dignité exemplaire. – « Tu as l’air en pleine forme, ne fais pas de bêtises » et autres choses du genre. – Au fond, elle et lui se targuaient d’être des gens civilisés qui, à part un fragment de passé, avaient l’art en commun comme matière objective de travail. Des gens du monde. Des adultes, en deux mots.

Elle sentit que Menchu l’observait, curieuse et malicieuse, qu’elle se pourléchait les babines à la pensée de jouer les conseillères dans de nouvelles tractations amoureuses. Depuis que Julia avait rompu avec Álvaro, Menchu se plaignait abondamment que les sporadiques liaisons amoureuses de son amie ne méritassent pratiquement pas de commentaires : « Tu deviens puritaine, ma chérie, répétait-elle constamment, ce qui est des plus ennuyeux. Ce qu’il te faut, c’est le retour de la passion, du feu, de la flamme »… Sous cet angle, le seul nom d’Álvaro semblait offrir d’intéressantes possibilités.

Julia se rendait compte de tout cela, sans irritation. Menchu était Menchu et elle avait toujours été ainsi. Les amis ne se choisissent pas. Ce sont eux qui vous choisissent. Ou on les repousse, ou on les accepte sans réserve. C’était encore une chose qu’elle avait apprise de César.

Sa cigarette brûlait toute seule et elle l’écrasa dans le cendrier. Puis elle sourit à contrecœur à Menchu.

— Je me moque d’Álvaro. Ce qui m’intéresse, c’est le Van Huys – elle hésita un instant, cherchant ses mots, tandis qu’elle essayait de préciser sa pensée. Il y a quelque chose de pas ordinaire dans ce tableau.

Menchu haussa les épaules d’un air distrait, comme si elle avait la tête ailleurs.

— Ne t’énerve pas, ma petite. Un tableau n’est qu’une toile ou du bois, de la peinture et du vernis… L’important, c’est ce qu’il te laisse dans le porte-monnaie quand il change de mains – elle regarda les larges épaules de Max et battit des paupières d’un air satisfait. Le reste, ce sont des histoires.

 

Pendant toutes ces journées qu’elle avait passées à ses côtés, Julia avait cru qu’Álvaro répondait en tous points au stéréotype de sa profession. Jusque dans son allure et son habillement : physique agréable, frisant la quarantaine, vestons de tweed anglais, cravates de tricot. Et il fumait la pipe, un comble, au point que, lorsqu’elle l’avait vu entrer pour la première fois dans l’amphi – L’art et l’homme était le thème de son cours ce jour-là –, il lui avait fallu un bon quart d’heure avant de prêter attention à ce qu’il disait, refusant d’admettre qu’un type à ce point « jeune universitaire » puisse effectivement en être un. Ensuite, quand Álvaro avait pris congé jusqu’à la semaine suivante et que les étudiants étaient sortis dans le couloir, elle s’était approchée le plus naturellement du monde, pleinement consciente de ce qui allait se passer : l’éternelle répétition d’une histoire bien peu originale, la classique liaison professeur-étudiante, acceptant tout cela avant même qu’Álvaro ne pivote sur ses talons, déjà près de la porte, et ne lui sourit pour la première fois. Il y avait dans tout cela quelque chose – ou du moins, c’est ce que décida la jeune fille lorsqu’elle pesa le pour et le contre de la question – quelque chose d’inévitable, avec des relents de fatum délicieusement classique, de chemin tracé par le destin, point de vue qui lui était si familier depuis l’époque où elle traduisait au pensionnat les brillants imbroglios familiaux de ce Grec génial qui avait pour nom Sophocle. Ce n’était que plus tard qu’elle s’était résolue à en parler à César. Et l’antiquaire qui depuis des années – la première fois, Julia avait encore des socquettes et des tresses – faisait office de confident en matière sentimentale s’était contenté de hausser les épaules, critiquant d’un ton à dessein superficiel le peu d’originalité d’une histoire qui avait déjà servi d’argument éculé, ma chérie, à trois cents romans et autant de films, avant tout – moue méprisante – français et américains : « Ce qui, tu en conviendras avec moi, ma princesse, jette sur la question un jour d’authentique horreur »… Mais rien de plus. De la part de César, il n’y avait eu ni reproche sérieux ni mise en garde paternelle qui, ils le savaient parfaitement tous les deux, n’aurait servi à rien. César n’avait pas d’enfants et n’en aurait jamais, mais il possédait un don particulier au moment d’aborder ce type de situation. À une époque de sa vie, l’antiquaire avait acquis la conviction que personne ne peut s’instruire de l’expérience des autres et que, par conséquent, la seule attitude digne et possible pour un tuteur – somme toute, c’était là son rôle – consistait à s’asseoir à côté de l’objet de ses soins, à lui prendre la main et à écouter avec une infinie bienveillance la relation évolutive de ses amours et chagrins, tandis que la nature suivait son cours inévitable et sage.

« En matière sentimentale, petite princesse, avait coutume de dire César, il ne faut jamais offrir ni conseils ni solutions… Seulement un mouchoir propre au moment opportun. »

Et ce fut ce qu’il fit lorsque tout fut terminé, cette nuit-là où elle arriva comme une somnambule, les cheveux encore mouillés, et qu’elle s’endormit sur ses genoux, bien après cette première rencontre dans le couloir de la faculté où n’avait été enregistrée aucune variation importante par rapport au scénario prévu. Le rituel avait continué selon des chemins battus et parfaitement prévisibles, quoique satisfaisants au-delà de toute espérance. Julia avait déjà eu des aventures, mais elle n’avait jamais éprouvé, jusqu’à cet après-midi où Álvaro et elle s’étaient retrouvés pour la première fois dans le lit étroit d’une chambre d’hôtel, la nécessité de dire je t’aime de cette façon douloureuse, éperdue, s’écoutant prononcer avec une stupeur heureuse des mots qu’elle avait toujours refusé jusque-là d’articuler, d’une voix qu’elle ne connaissait point et qui ressemblait beaucoup à une plainte, à un gémissement. Et c’est ainsi, un matin qu’elle s’était réveillée le visage blotti contre la poitrine d’Álvaro, qu’après avoir écarté furtivement ses cheveux dépeignés qui lui tombaient sur les yeux, elle avait regardé un long moment son profil endormi, écouté le doux battement de son cœur contre sa joue, jusqu’à ce que lui, ouvrant les yeux, esquisse un sourire en rencontrant son regard. En cet instant, Julia avait su avec une certitude absolue qu’elle l’aimait, et aussi qu’elle connaîtrait d’autres amants, sans retrouver jamais ce qu’elle sentait pour celui-là. Vingt-huit mois plus tard, vécus et comptés jour après jour, était venu le moment de se réveiller douloureusement, de demander à César qu’il sorte de sa poche son fameux mouchoir. « Ce terrible mouchoir, avait déclamé l’antiquaire, théâtral comme toujours, à moitié pour plaisanter, mais perspicace comme une Cassandre – que nous agitons pour nous dire adieu à tout jamais »… Voilà ce qu’avait été, en gros, cette histoire.

Une année avait suffi à cicatriser les blessures, mais pas à effacer les souvenirs. Des souvenirs auxquels Julia n’avait d’ailleurs nullement l’intention de renoncer. Elle avait mûri avec une célérité raisonnable et ce processus moral s’était cristallisé dans la croyance – extraite sans complexe de celles que professait César – que la vie est une espèce de restaurant coûteux où l’on finit toujours par vous remettre l’addition, sans qu’il faille pour autant renier ce qu’on a savouré avec bonheur ou plaisir. Julia y songeait maintenant, tandis qu’elle regardait Álvaro ouvrir des livres sur sa table et prendre des notes sur des fiches rectangulaires de bristol blanc. Physiquement, il avait à peine changé, même si quelques fils blancs paraissaient à présent dans ses cheveux. Ses yeux étaient toujours paisibles et intelligents. À une autre époque, elle avait aimé ces yeux, ces mains longues et fines aux ongles bombés, soigneusement polis. Elle les observait tandis que les doigts tournaient les pages d’un livre ou saisissaient un stylo et, bien malgré elle, elle entendit une lointaine rumeur de mélancolie qu’elle décida d’accepter comme raisonnable après une brève analyse. Ces mains ne suscitaient plus en elle les sentiments d’autrefois ; mais elles avaient caressé son corps. Le moindre de ses gestes, tout de délicatesse et de chaleur, était encore imprimé dans sa peau. Les autres amours n’avaient pas effacé sa trace.

Elle parvint à maîtriser le battement sourd de ses sentiments. Pour rien au monde elle n’aurait voulu céder à la tentation du souvenir. De toute façon, la question était secondaire ; elle n’était pas venue ici afin de réveiller la nostalgie du passé. Elle fit donc un effort pour fixer son attention sur les paroles de son ex-amant, et non sur lui. Après la gêne des cinq premières minutes, Álvaro l’avait regardée avec des yeux pensifs, tentant de calculer l’importance de ce qui l’amenait de nouveau ici, après tant de temps. Il souriait affectueusement, comme un vieil ami ou un camarade d’université, détendu et attentif, se mettant à sa disposition avec cette efficacité tranquille, remplie de silences et de réflexions muettes qu’elle connaissait si bien. Après la surprise initiale, il n’y avait eu qu’une brève lueur d’étonnement dans ses yeux quand Julia lui avait posé la question du tableau – sans parler de l’inscription cachée que Menchu et elle avaient décidé de garder secrète. Álvaro confirma qu’il connaissait bien le peintre, l’œuvre et son époque, mais qu’il ignorait qu’elle allait être mise en vente et que Julia était chargée de la restauration. Chose certaine, il n’eut pas besoin des photos en couleurs que la jeune femme avait apportées ; il semblait connaître parfaitement l’époque et les personnages. Il était maintenant en train de chercher une date, suivant de son index les lignes d’un vieux volume d’histoire médiévale, absorbé par son travail, oublieux en apparence de leur intimité passée que Julia sentait pourtant flotter entre eux comme le suaire d’un fantôme. Peut-être pense-t-il la même chose que moi, se dit-elle. Peut-être me trouve-t-il lui aussi trop lointaine ; indifférente.

— Voilà, dit-il alors et Julia se cramponna au son de sa voix comme un naufragé s’agrippe à une épave, soulagée à la pensée qu’elle ne pouvait faire deux choses à la fois : se souvenir de lui autrefois et l’écouter maintenant. Elle constata sans aucun regret que la nostalgie restait en arrière, à la dérive, et son soulagement dut être si visible qu’il la regarda, surpris, avant de reporter son attention sur la page du livre qu’il tenait entre les mains. Julia jeta un coup d’œil au titre : La Suisse, la Bourgogne et les Pays-Bas aux XIVe et XVe siècles.

— Regarde. – Álvaro lui montrait un nom dans le texte. Puis il fît glisser son index jusqu’à la photographie du tableau qu’elle avait posée sur la table, à côté de lui. FERDINANDUS OST. D. dit l’inscription qui identifie le joueur de gauche, celui qui est habillé en rouge. Comme Van Huys a peint La Partie d’échecs en 1471, il ne peut y avoir aucun doute. Il s’agit de Fernand Altenhoffen, duc d’Ostenbourg, Ostenburguensis Dux, né en 1435 et mort… oui, c’est bien cela, en 1474. Il avait donc trente-cinq ans lorsqu’il a posé pour le peintre.

Julia prenait des notes sur une fiche de bristol.

— Et où se trouve Ostenbourg ?… En Allemagne ?

Álvaro secoua la tête, ouvrit un atlas historique et lui montra une carte.

— Ostenbourg était un duché qui correspondait approximativement à la Rodovingie de Charlemagne… Il se trouvait ici, aux confins franco-allemands, entre le Luxembourg et les Flandres. Aux XVe et XVIe siècles, les ducs ostenbourgeois tentèrent de conserver leur indépendance, mais finirent par être absorbés d’abord par la Bourgogne, puis par Maximilien d’Autriche. La dynastie des Altenhoffen s’est éteinte précisément avec ce Fernand, dernier duc d’Ostenbourg, qui joue aux échecs sur le tableau… Si tu veux, je peux te faire des photocopies.

— Merci beaucoup.

— Il n’y a pas de quoi – Álvaro se cala dans son fauteuil, sortit d’un tiroir de son bureau une boîte de tabac et se mit à bourrer sa pipe. Logiquement, la dame qui se trouve à côté de la fenêtre, avec l’inscription BEATRIX BURG. OST. D. ne peut être que Béatrice de Bourgogne, la duchesse d’Ostenbourg. Tu vois ?… Béatrice a épousé Fernand Altenhoffen en 1464, à l’âge de vingt-trois ans.

— Par amour ? demanda Julia avec un sourire indéfinissable en regardant la photo.

Álvaro esquissa lui aussi un bref sourire, un peu forcé.

— Tu sais bien que la plupart de ces unions n’étaient pas des mariages d’amour… L’oncle de Béatrice, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, tentait ainsi de resserrer son alliance avec l’Ostenbourg, face à la France qui cherchait à annexer les deux duchés – il regarda à son tour la photographie et glissa sa pipe entre ses dents. Mais Fernand d’Ostenbourg a eu de la chance, car elle était très belle. C’est du moins ce que disent les Annales bourguignonnes de Nicolas Flavin, le principal chroniqueur de l’époque. Ton Van Huys semble partager cette opinion. Apparemment, il avait déjà fait son portrait, car il existe un document, cité par Pijoan, où nous lisons que Van Huys fut pendant quelque temps peintre de la cour d’Ostenbourg… Fernand Altenhoffen lui octroie en l’an 1463 une pension de cent livres par année, payable pour moitié à la Saint-Jean et pour l’autre moitié à la Noël. Ce même document mentionne la commande faite au peintre d’un portrait de Béatrice, alors fiancée au duc, portrait que l’on veut, précise-t-on, « bien au vif ».

— Il y a d’autres références ?

— Innombrables. Van Huys est devenu un personnage important – Álvaro sortit une chemise d’un classeur. Jean Lemaire, dans sa Couronne Margaridique, écrite en l’honneur de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, cite Pierre de Brugge (Van Huys), Huges de Gan (Van der Goes) et Dieric de Louvain (Dieric Bouts) à côté de celui qu’il qualifie de roi des peintres flamands, Johannes (Van Eyck). Dans son poème, il dit littéralement : « Pierre de Brugge, qui tant eut les traits utez », dont les traits étaient si nets… Van Huys était mort depuis vingt-cinq ans quand il a écrit cela – l’historien parcourait d’autres fiches. Il y a d’autres mentions plus anciennes. Par exemple, dans les inventaires du Royaume de Valence, il est indiqué qu’Alphonse V le Magnanime possédait des œuvres de Van Huys, de Van Eyck et d’autres maîtres ponantais, toutes perdues… Bartolomeo Fazzio, familier et intime d’Alphonse V, en fait également mention dans son ouvrage De viris illustribus, en parlant de lui comme de « Pietrus Husyus, insignis pictor ». D’autres auteurs, surtout italiens, le nomment « Magistro Piero Van Hus, pictori in Bruggia ». Tu as aussi une citation de 1470 dans laquelle Guido Rasofalco mentionne un de ses tableaux qui lui non plus n’est pas arrivé jusqu’à nous, une crucifixion, « Opera buona di mano di un chiamato Piero di Juys, pictor famoso in Flandra ». Et un autre auteur italien anonyme fait mention d’un tableau de Van Huys qui a été conservé celui-là, Le Chevalier et le Diable, précisant que « A magistro Pietrus Juisus magno et famoso flandesco fuit depic tum »… Tu peux ajouter que Guicciardini et Van Mander le citent au XVIe siècle et James Weale au XIXe dans ses ouvrages sur les grands peintres flamands – l’historien rassembla ses fiches et les remit soigneusement dans la chemise qu’il rangea dans le classeur. Puis il se renversa dans son fauteuil et regarda Julia, un sourire aux lèvres.

— Satisfaite ?

— Tout à fait – la jeune femme qui avait tout noté réfléchissait. Au bout d’un moment, elle releva la tête, écarta les cheveux qui lui tombaient sur les yeux et regarda Álvaro avec curiosité. À croire que tu avais préparé un cours… Je suis littéralement stupéfaite.

Le sourire du professeur s’estompa légèrement et ses yeux évitèrent le regard de Julia. Une fiche restée sur la table semblait tout à coup accaparer son attention.

— C’est mon métier, dit-il.

Elle n’aurait pu dire si sa voix était distraite ou évasive. Sans très bien savoir pourquoi, elle se sentit vaguement mal à l’aise.

— Tu travailles toujours aussi bien… – elle l’observa quelques secondes avec curiosité, puis retourna à ses notes. Nous avons d’abondantes références sur l’auteur et sur deux des personnages… – elle se pencha sur la reproduction du tableau et posa le doigt sur le second joueur.

— Il ne manque plus que celui-là.

Occupé à allumer sa pipe, Álvaro ne répondit pas tout de suite. Il fronçait les sourcils.

— Difficile de l’identifier avec certitude, dit-il en lâchant une bouffée de fumée. L’inscription n’est pas très explicite, mais elle suffit pour émettre une hypothèse : rutgier ar. preux… – il s’arrêta et contempla le fourneau de sa pipe, comme s’il espérait y trouver la confirmation de son idée. – Rutgier peut vouloir dire Roger ; il existe au moins dix variantes de ce prénom commun à l’époque… Preux pourrait être un nom de famille, mais nous serions alors dans une impasse, car nous ne connaissons aucun Preux dont les faits et gestes aient mérité d’être relatés dans les chroniques. Cependant, à l’époque du haut Moyen Âge, « preux » s’utilisait naturellement comme adjectif, et même comme substantif, dans le sens de courageux, chevaleresque. Pour prendre deux exemples illustres, Lancelot et Roland sont appelés ainsi… En France et en Angleterre, lorsqu’on adoubait un chevalier, son parrain prononçait la formule : « soyez preux », c’est-à-dire : soyez loyal, vaillant. C’était une sorte de titre réservé à la fleur de la chevalerie.

Sans s’en rendre compte, par déformation professionnelle, Álvaro avait pris un ton de voix persuasif, presque doctoral, comme c’était tôt ou tard le cas chaque fois qu’une conversation tournait autour de sa spécialité. Julia s’en aperçut avec un certain trouble, car cette voix réveillait de vieux souvenirs, cendres oubliées d’une tendresse qui avait occupé une place dans le temps et dans l’espace, dans la formation de son caractère tel qu’il était à présent. Résidus d’une autre vie et d’autres sentiments qu’un méticuleux travail de sape et de destruction avait amortis, les mettant à l’écart comme un livre qu’on range dans une bibliothèque pour que la poussière le recouvre, sans intention de le rouvrir jamais, mais qui malgré tout demeure là.

Julia savait qu’il lui fallait absolument échapper à cet envoûtement. S’occuper l’esprit avec le moment présent. Parler, demander des détails, même inutiles. Se pencher sur la table, feindre de ne penser qu’à prendre des notes. Se dire qu’elle se trouvait devant un Álvaro différent, ce qui sans aucun doute était vrai. Se convaincre que tout le reste s’était passé à une époque lointaine, dans un temps et un lieu oubliés. Agir et sentir comme si les souvenirs n’étaient pas les leurs, mais ceux d’autres personnes dont ils avaient entendu parler autrefois et dont le sort ne leur importait aucunement.

Une solution était d’allumer une cigarette, ce qu’elle fit. En pénétrant dans ses poumons, la fumée du tabac la réconciliait avec elle-même, lui accordait de petites doses d’indifférence. Elle alluma donc une cigarette avec des mouvements posés, trouvant le calme dans ce rituel mécanique. Puis elle regarda Álvaro, prête à continuer.

— Alors, quelle est cette hypothèse ? – sa voix lui parut ferme et elle se sentit rassurée. D’après ce que je vois, si Preux n’est pas un nom de famille, la clé réside peut-être dans l’abréviation AR.

Álvaro acquiesça d’un signe de tête. Gêné par la fumée de sa pipe, il plissa les yeux, puis chercha un nom dans les pages d’un autre livre.

— Voilà. Roger d’Arras, né en 1431, l’année où les Anglais brûlaient Jeanne d’Arc à Rouen. Sa famille est apparentée aux Valois qui régnaient en France. Il naît au château de Bellesang, tout près du duché d’Ostenbourg.

— Il pourrait s’agir du second joueur ?

— C’est possible, AR. pourrait parfaitement être l’abréviation d’Arras. Et nous retrouvons Roger d’Arras dans toutes les chroniques de l’époque. Il combat durant la guerre de Cent Ans aux côtés du roi de France Charles VII. Tu vois ?… Il participe à la conquête de la Normandie et de la Guyenne contre les Anglais ; il se bat en 1450 à la bataille de Formigny et, trois années plus tard, à celle de Castillon. Regarde la gravure. Il pourrait être un de ceux-là, peut-être ce guerrier à la visière baissée qui offre en pleine débâcle son cheval au roi de France dont la monture est morte sous lui, et qui continue à se battre à pied…

— Tu m’étonnes, professeur – elle le regardait sans chercher à dissimuler sa surprise. Cette belle image du guerrier en pleine bataille… Je t’ai toujours entendu dire que l’imagination est le cancer de la rigueur historique.

Álvaro rit de bon cœur.

— Vois-y une licence extra-professorale, en ton honneur. Comment oublier que tu adores aller au-delà des simples faits. Je me rappelle que toi et moi…

Il se tut, mal à l’aise. Julia s’était raidie à la première allusion. Les souvenirs n’étaient pas de mise ; dès qu’il s’en rendit compte, Álvaro fit marche arrière.

— Je suis désolé, dit-il à voix basse.

Ça n’a pas d’importance – Julia écrasa brusquement sa cigarette dans le cendrier en se brûlant les doigts. Au fond, c’est ma faute – elle le regardait avec des yeux déjà plus sereins. Et que sait-on de notre guerrier ?

Visiblement soulagé, Álvaro s’empressa de saisir la perche qu’elle lui tendait. Roger d’Arras, précisa-t-il, n’était pas seulement un homme de guerre, mais bien d’autres choses encore. Le miroir des chevaliers, pour commencer. Le modèle du noble médiéval. Poète et musicien à ses heures. Très apprécié à la cour de ses cousins, les Valois. Si bien que l’adjectif Preux lui allait certainement comme un gant.

— Quelque chose à voir avec les échecs ?

— Les documents n’en disent rien.

Julia prenait des notes, enthousiasmée par cette histoire. Elle s’arrêta tout à coup et regarda Álvaro.

— Ce que je ne comprends pas, dit-elle en mordillant le bout de son stylobille, c’est ce que peut bien faire ce Roger d’Arras dans un tableau de Van Huys, en train de jouer aux échecs avec le duc d’Ostenbourg…

Álvaro changea de position dans son fauteuil, comme si un doute l’assaillait tout à coup. Il tira silencieusement sur sa pipe en regardant le mur derrière Julia, apparemment déchiré par une sorte de combat intérieur. Finalement, il esquissa un sourire un peu gêné.

— Ce qu’il fait exactement, à part jouer aux échecs, je l’ignore – il leva les mains en l’air pour indiquer qu’il n’en savait pas davantage, mais Julia eut la certitude qu’il la regardait alors avec une méfiance insolite, comme si une idée qu’il ne se décidait pas à formuler lui trottait dans la tête. Ce que je sais, ajouta-t-il enfin, et je le sais parce que les documents nous le disent, c’est que Roger d’Arras n’est pas mort en France, mais à Ostenbourg – puis il montra la photo du tableau après une légère hésitation. Tu as vu la date de la peinture ?

— 1471, répondit-elle, intriguée. Pourquoi ?

Álvaro lâcha lentement une bouffée de fumée, puis fit un bruit sec, comme un petit rire. Il regardait Julia, comme s’il voulait lire dans ses yeux la réponse à une question qu’il ne se décidait pas à poser.

— Quelque chose ne colle pas, dit-il enfin. Ou cette date est fausse, ou les chroniques de l’époque ne disent pas la vérité, ou ce chevalier n’est pas le Rutgier Ar. Preux du tableau… – il s’empara d’un dernier livre, un fac-similé de la Chronique des ducs d’Ostenbourg, et le posa devant elle après l’avoir feuilleté un moment. Ceci a été écrit à la fin du XVe siècle par Guichard de Hainaut, un Français contemporain des faits qu’il relate en se fondant sur des témoignages directs… D’après Hainaut, notre homme mourut le Jour des Rois de 1469 ; deux ans avant que Pieter Van Huys ne peigne La Partie d’échecs. Tu comprends, Julia ?… Roger d’Arras n’a jamais pu poser pour ce tableau, puisqu’il était déjà mort lorsqu’on l’a peint.

 

Il l’accompagna jusqu’au parking de la faculté et lui remit la chemise contenant les photocopies. – « Tu y trouveras presque tout, dit-il. Les références historiques, une mise à jour des œuvres cataloguées de Van Huys, une bibliographie… » Il lui promit de lui envoyer chez elle une chronologie et quelques documents supplémentaires, dès qu’il aurait un moment libre. Puis il la regarda dans les yeux, la pipe à la bouche, les mains dans les poches de sa veste, comme s’il avait encore quelque chose à dire mais qu’il n’osât pas le faire. Après une brève hésitation, il finit par ajouter qu’il espérait lui avoir été utile.

Julia lui en donna l’assurance, encore un peu étourdie. Les détails de l’histoire qu’elle venait à peine d’apprendre se brouillaient dans sa tête. Mais il y avait autre chose…

— Je suis impressionnée, professeur… En moins d’une heure, tu as reconstruit la vie des personnages d’un tableau que tu n’avais jamais étudié auparavant.

Álvaro détourna les yeux et regarda distraitement autour de lui. Puis il fit une sorte de grimace.

— Cette peinture ne m’était pas totalement inconnue – elle crut déceler dans sa voix une note de doute qui l’inquiéta, sans qu’elle sache pourquoi, mais elle écouta avec encore plus d’attention ce qu’il lui disait. Entre autres choses, il en existe une photographie dans un catalogue du Prado de 1917… La Partie d’échecs y a été exposée, en dépôt, pendant une vingtaine d’années. Depuis le début du siècle, jusqu’à ce que les héritiers le réclament en 1923.

— Je l’ignorais.

— Eh bien, tu le sais maintenant– le professeur se concentra sur sa pipe qui paraissait sur le point de s’éteindre. Julia le regardait du coin de l’œil. Elle connaissait cet homme, ou elle l’avait connu autrefois, assez bien en tout cas pour savoir que quelque chose d’important le dérangeait. Quelque chose qu’il ne se décidait pas à exprimer à haute voix.

— Et qu’est-ce que tu ne m’as pas dit, Álvaro ?

Il resta immobile, tirant sur sa pipe d’un air absorbé. Puis il se retourna lentement vers elle.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Je veux dire que tout ce qui a un rapport avec ce tableau est important – elle le regardait d’un air grave. Je joue très gros dans cette affaire.

Álvaro mordillait le tuyau de sa pipe, indécis, puis il esquissa un geste ambigu.

— Tu m’embarrasses. On dirait que ton Van Huys est à la mode ces temps-ci.

— À la mode ? – Elle s’était raidie, tous ses sens en éveil, comme si la terre allait se mettre à trembler sous ses pieds. Tu yeux dire que quelqu’un t’en a parlé avant moi ?

Álvaro souriait maintenant d’un air indécis, regrettant sans doute d’en avoir trop dit.

— C’est possible.

— Qui ?

— Voilà le problème. Je ne suis pas autorisé à te le dire.

— Ne sois pas idiot.

— Je ne le suis pas. C’est la vérité – et il lui lança un regard qui réclamait son indulgence.

Julia respira profondément, tentant de combler cet étrange vide qu’elle sentait au creux de son estomac ; quelque paît en elle, un système d’alarme s’était déclenché. Mais Álvaro avait recommencé à parler, si bien qu’elle se mit à l’écouter avec une extrême attention, en quête d’un indice. Il aimerait bien voir ce tableau, si Julia n’y voyait pas d’inconvénient. Et la voir elle aussi.

— Je t’expliquerai tout, conclut-il. En temps et lieu.

Il pourrait bien s’agir d’un piège, pensa la jeune femme, car il était parfaitement capable d’organiser toute cette mise en scène comme prétexte pour la revoir. Elle se mordit la lèvre inférieure, nerveuse. Le tableau semblait vouloir s’effacer devant des sensations et souvenirs qui n’avaient rien à voir avec les raisons de sa visite ici.

— Comment va ta femme ? demanda-t-elle d’un air détaché, cédant à une obscure impulsion. Puis elle leva un peu les yeux, ironique, pour s’assurer qu’Álvaro accusait le coup.

— Elle va bien, répondit-il sèchement, très occupé à regarder la pipe qu’il tenait entre ses doigts, comme s’il ne la reconnaissait pas. – Elle est à New York. Elle prépare une exposition.

Un souvenir fugace traversa la mémoire de Julia : une jolie femme, blonde, vêtue d’un tailleur marron, en train de descendre d’une auto. À peine quinze secondes d’une image imprécise retenue à grand-peine, mais qui avait marqué, nette comme un coup de bistouri, la fin de sa jeunesse et le début d’une nouvelle vie. Elle croyait se souvenir qu’elle travaillait pour un organisme officiel ; quelque chose en rapport avec la culture, les expositions et les voyages. Un temps, les choses en avaient été plus faciles. Álvaro ne parlait jamais d’elle, et Julia non plus ; mais tous les deux n’avaient cessé de sentir sa présence entre eux, comme un fantôme. Et ce fantôme, quinze secondes d’un visage entrevu par hasard, avait fini par gagner la partie.

— J’espère que tout va bien pour vous.

— Ça ne va pas mal. Je veux dire que ça ne va pas mal du tout.

— Je vois.

Ils marchèrent quelque temps en silence, sans se regarder. Finalement, Julia fit claquer sa langue et pencha la tête en souriant dans le vague.

— Bon, tout ça n’a plus beaucoup d’importance… – elle s’arrêta devant lui, les mains sur les hanches, une moue espiègle sur les lèvres. Et comment me trouves-tu maintenant ?

Il la regarda de haut en bas, gêné, les yeux à demi fermés. Il réfléchissait.

— Je te trouve très bien… Vraiment.

— Et comment te sens-tu ?

— Un peu troublé… – il fit un sourire mélancolique, presque penaud. Et je me demande si j’ai pris la bonne décision il y a un an.

— Tu ne sauras jamais la réponse.

— Ce n’est pas dit.

Il était encore séduisant, pensa Julia avec une pointe d’angoisse et d’irritation au creux de l’estomac. Elle regarda ses mains et ses yeux, sachant qu’elle marchait au bord d’un gouffre qui la terrorisait et l’attirait tout à la fois.

— Le tableau est chez moi, répondit-elle prudemment, sans s’engager à rien, tandis qu’elle essayait de mettre de l’ordre dans ses idées ; elle voulait s’assurer de cette fermeté qu’elle avait si douloureusement acquise, mais en même temps elle devinait les risques, la nécessité de ne pas baisser la garde face aux sentiments et aux souvenirs. Et puis, et surtout, il y avait le Van Huys.

Ce raisonnement lui servit au moins à voir plus clair. Elle serra donc la main qu’il lui tendait, sentant chez lui la maladresse de quelqu’un qui n’est pas sûr du terrain où il s’avance, ce qui lui fit reprendre courage, avec une secrète et perverse jubilation. Puis, dans un geste à la fois impulsif et calculé, ses lèvres frôlèrent rapidement les siennes – avance à fonds perdus, pour inspirer la confiance – avant qu’elle n’ouvre la portière pour se glisser dans sa petite Fiat blanche.

— Si tu veux voir le tableau, passe chez moi, dit-elle d’un air faussement détaché en tournant la clé de contact. Demain après-midi. Et merci.

Avec lui, c’était suffisant. Dans le rétroviseur, elle le vit qui restait en arrière, agitant la main, pensif et troublé, sur l’arrière-plan que formaient les jardins et le bâtiment de brique de la faculté. Elle sourit intérieurement en brûlant un feu rouge. Tu vas mordre à l’hameçon, professeur, pensa-t-elle. Je ne sais pas pourquoi, mais quelqu’un, quelque part, essaie de jouer un mauvais tour. Et tu vas me dire qui, ou je ne m’appelle plus Julia.

 

Le cendrier débordait sur la table basse qui se trouvait à portée de sa main. Allongée sur le sofa, elle lut très tard à la lumière d’une petite lampe. Peu à peu, l’histoire du tableau, du peintre et de ses personnages prenait forme entre ses mains. Elle lisait avidement, décidée à savoir, tous les sens en alerte, attentive au moindre indice, à la clé de cette mystérieuse partie d’échecs qui, dans l’obscurité de l’atelier, continuait à se dérouler sur le chevalet planté devant elle, parmi les ombres :

 

« … Libérés en 1453 de leurs liens de vassalité avec la France, les ducs d’Ostenbourg tentèrent de maintenir un difficile équilibre entre la France, l’Allemagne et la Bourgogne. La politique ostenbourgeoise éveilla la suspicion de Charles VII, roi de France, qui craignait que le duché ne soit absorbé par la puissante Bourgogne, laquelle prétendait s’ériger en royaume indépendant. Dans ce tourbillon d’intrigues de palais, d’alliances politiques et de pactes secrets, les appréhensions de la France se confirmèrent avec le mariage (1464) du fils héritier du duc Wilhelmus d’Ostenbourg, Fernand, et de Béatrice de Bourgogne, nièce de Philippe le Bon et cousine du futur duc de Bourgogne, Charles le Téméraire.

Durant ces années décisives pour l’avenir de l’Europe, deux factions irréconciliables se rangèrent donc en ordre de bataille à la cour ostenbourgeoise : le parti bourguignon, favorable à l’intégration au duché voisin, et le parti français qui conspirait pour la réunification avec la France. L’affrontement de ces deux forces allait caractériser le turbulent règne de Fernand d’Ostenbourg, jusqu’à sa mort en 1474… »

 

Elle posa le dossier par terre et se redressa sur le sofa, les bras autour des genoux. Le silence était absolu. Elle resta ainsi immobile pendant quelque temps, puis se leva et s’approcha du tableau. Quis necavit equitem. Sans toucher la surface du panneau, elle fit glisser son doigt sur l’endroit où se trouvait cachée l’inscription, recouverte par les couches successives du pigment vert avec lequel Van Huys avait représenté le tapis de la table. Qui a tué le chevalier ? Avec les informations que lui avait communiquées Álvaro, la phrase prenait une dimension qui, ici, le tableau à peine éclairé par la petite lampe, paraissait sinistre. Penchée en avant pour se rapprocher le plus possible de RUTGIER AR. PREUX, Roger d’Arras ou pas, Julia eut la certitude que l’inscription se rapportait bien à lui. Sans aucun doute, il s’agissait d’une espèce de devinette ; mais le rôle que jouaient les échecs dans tout cela la déconcertait. Jouaient. Peut-être ne s’agissait-il que de cela, justement, d’un jeu.

Elle sentait poindre en elle une irritation qui la mit mal à l’aise, comme lorsqu’elle se trouvait obligée de recourir au bistouri pour détacher un vernis rebelle, et elle se croisa les mains derrière la nuque en fermant les yeux. Quand elle les rouvrit, elle vit de nouveau devant elle le profil du chevalier inconnu, les yeux rivés sur l’échiquier, le front plissé, grave, totalement absorbé. Il avait une expression agréable ; c’était sans aucun doute un homme séduisant. Il respirait la noblesse, donnait une impression de dignité que l’artiste avait habilement soulignée avec l’arrière-plan qui l’entourait. De plus, la position de sa tête correspondait exactement à l’intersection des lignes qui constituent en peinture la section d’or, la règle de composition que les peintres classiques, pour équilibrer la composition d’un tableau, utilisaient comme guide depuis l’époque de Vitruve…

Cette découverte la bouleversa. Selon ces mêmes règles, si Van Huys avait voulu mettre en valeur le personnage du duc Fernand d’Ostenbourg – Fernand à qui revenait naturellement cet honneur en raison de son rang –, il l’aurait placé au point d’intersection aurique, pas sur la gauche de la composition. Même chose pour Béatrice de Bourgogne qui occupait de plus un deuxième plan, à côté de la fenêtre et sur la droite. Il était donc raisonnable de penser que celui qui présidait cette mystérieuse partie d’échecs n’était pas le duc ou la duchesse, mais RUTGIER AR. PREUX, probablement Roger d’Arras. Or, Roger d’Arras était mort.

Elle s’avança vers une étagère chargée de livres sans quitter le tableau des yeux, le regardant par-dessus son épaule comme si un personnage allait se mettre à bouger dès qu’elle tournerait la tête. Maudit soit ce Pieter Van Huys, faillit-elle dire à haute voix, s’amuser à poser des devinettes qui empêchent les gens de dormir cinq cents ans plus tard. Elle prit le tome de l’Historia del Arte de Amparo y Ibáñez consacré à la peinture flamande et alla se rasseoir sur le sofa, l’ouvrage posé sur ses genoux. Van Huys, Pieter. Bruges 1415 – Gand 1481… Et elle alluma sa énième cigarette.

 

« … Bien qu’il ne dédaigne pas la broderie, les joyaux et le marbre du peintre de cour, Van Huys est essentiellement bourgeois par l’atmosphère familière de ses scènes sur lesquelles il jette un regard positif auquel rien n’échappe. Influencé par Jan Van Eyck, mais surtout par son maître Robert Campin, dont il mêle savamment les enseignements, le regard qu’il jette sur le monde est un paisible regard flamand, analyse sereine de la réalité. Féru de symbolisme, ses images renferment aussi des lectures parallèles (le flacon de cristal bouché ou la porte dans le mur comme signes de la virginité dans sa Vierge de l’Oratoire, les jeux d’ombres qui se fondent dans le foyer de La Famille de Lucas Bremer, etc.). Van Huys déploie toute sa maîtrise dans ses personnages et objets délimités par des contours incisifs et dans la façon dont il s’attaque aux problèmes les plus ardus de la peinture de l’époque, comme l’organisation plastique de la surface, le contraste sans rupture entre pénombre domestique et clarté du jour, ou le changement des ombres selon la matière sur laquelle elles se posent.

Œuvres conservées : Portrait de l’orfèvre Guillaume Walhuus (1448) Metropolitan Muséum, New York. La Famille de Lucas Bremer (1452) Galerie des Offices, Florence. La Vierge de l’Oratoire (vers 1455) Musée du Prado, Madrid. Le Changeur de Louvain (1457) Collection privée, New York. Portrait du négociant Mathias Conzini et de son épouse (1458) Collection privée, Zurich. Le Retable d’Anvers (vers 1461) Pinacothèque de Vienne. Le Chevalier et le Diable (1462) Rijksmuseum, Amsterdam. La Partie d’échecs (1471) Collection privée, Madrid. La Descente de croix de Gand (vers 1478) Cathédrale de Saint-Bavon, Gand. »

 

À quatre heures du matin, la bouche râpeuse à force de café et de tabac, Julia avait achevé sa lecture. L’histoire du peintre, le tableau et les personnages devenaient enfin presque tangibles. Il ne s’agissait plus de simples images sur un panneau de chêne, mais d’êtres vivants qui avaient occupé un temps et un espace entre la vie et la mort. Pieter Van Huys, peintre. Fernand Altenhoffen et son épouse, Béatrice de Bourgogne. Et Roger d’Arras. Car Julia avait trouvé la preuve que le chevalier du tableau, le joueur qui étudiait la position des pièces sur l’échiquier avec l’attention taciturne de quelqu’un qui joue sa vie à ce jeu, était bel et bien Roger d’Arras, né en 1431 et mort en 1469 à Ostenbourg. Elle n’en avait plus le moindre doute, pas plus qu’elle ne doutait que le lien mystérieux qui l’unissait aux autres personnages et au peintre fût ce tableau, exécuté deux ans après sa mort. Une mort dont elle avait à présent la minutieuse description sur les genoux, sur la photocopie d’une page de la Chronique de Guichard de Hainaut :

 

« … Ainsi donc, en l’Épiphanie des Saints Rois de cette année 1469, alors que messire Ruggier d’Arras se promenait à la nuit tombante comme il avait coutume de le faire le long de la douve dite de la Porte Est, un arbalétrier embusqué lui transperça la poitrine de part en part avec un carreau. Le seigneur d’Arras resta là, réclamant à grands cris la confession, mais quand on accourut lui porter secours, l’âme avait expiré par le grand trou de la blessure. La mort de messire Ruggier, miroir des chevaliers et gentilhomme accompli, fut cruellement ressentie par la faction qui en Ostenbourg était partisane de la France, à laquelle on le disait attaché. Devant un acte si odieux, des voix s’élevèrent pour accuser du crime la gent partisane de la maison de Bourgogne. D’autres attribuèrent cette mort infâme à des intrigues d’amour, auxquelles était peu enclin le malheureux seigneur d’Arras. On affirma même que le duc Fernand était l’auteur occulte du coup par tiers interposé, du fait que messire Ruggier aurait osé soupirer d’amour auprès de la duchesse Béatrice. Et ce si grand soupçon accompagna le duc jusqu’à sa mort. Et ainsi se termina la triste affaire sans que les assassins fussent jamais découverts, tandis que l’on disait sous les porches et dans les tavernes qu’ils s’étaient enfuis, protégés par une puissante main. Ainsi la justice fut-elle laissée à la main de Dieu. Et messire Ruggier était beau de corps et de figure en dépit des guerres guerroyées au service de la couronne de France, avant qu’il ne prête serment d’allégeance à Ostenbourg et ne se mette au service du duc Fernand, avec qui il avait grandi du temps de son enfance. Et il fut pleuré par moult dames. Et il avait l’âge de trente-huit ans et toute sa vigueur quand il mourut… »

 

Julia éteignit la lampe et resta dans le noir, la tête appuyée contre le dossier du sofa, contemplant le point lumineux que faisait la braise de la cigarette qu’elle tenait à la main. Elle ne pouvait plus voir le tableau devant elle, mais elle n’en avait plus besoin. Les moindres détails de l’œuvre du maître flamand s’étaient imprimés sur sa rétine et dans son esprit. Elle voyait le tableau les yeux ouverts dans le noir.

Elle bâilla et se frotta le visage. Elle sentait un mélange de fatigue et d’euphorie, éprouvait une curieuse sensation de triomphe incomplet, mais excitant, comme le pressentiment acquis au beau milieu d’une longue course qu’il sera possible d’atteindre le but. Elle n’avait réussi à soulever qu’un coin du voile et il restait encore bien des choses à découvrir. Mais un point était clair comme de l’eau de roche : dans ce tableau, il n’y avait ni caprice ni hasard, mais bien l’exécution méticuleuse d’un plan soigneusement arrêté, la poursuite d’un objectif qui se résumait dans la question secrète : Qui a tué le chevalier ?, que quelqu’un, par commodité ou par peur, avait masquée ou fait masquer. Julia allait découvrir de quoi il retournait. En ce moment, tandis qu’elle fumait dans le noir, abrutie de fatigue, l’esprit peuplé d’images médiévales parmi lesquelles sifflaient des carreaux d’arbalètes tirés dans le dos à la nuit tombante, la jeune femme ne pensait déjà plus à restaurer le tableau, mais à percer son secret. Ce ne serait quand même pas mal, se dit-elle au moment de s’avouer vaincue par le sommeil, qu’aujourd’hui où tous les protagonistes de cette histoire ne sont plus que des squelettes réduits en poussière dans leurs tombeaux, elle parvienne à trouver la réponse à la question qu’un peintre flamand du nom de Pieter Van Huys posait, comme une énigme et un défi, à travers le silence de cinq siècles.